BUGATTI TYPE 59 – Derniers tours de piste à Molsheim.
L’année 1932 marque une date « charnière » dans l’histoire de la compétition automobile en Europe, avec la décision prise par les autorités sportives de l’époque de diminuer le poids à vide maximum que doivent afficher les voitures pour pouvoir prétendre courir en Grand Prix. Le terme « poids à vide » signifiant alors, non seulement, hors carburant, huile et eau nécessaires à la lubrification et au refroidissement de la mécanique) mais aussi sans les pneumatiques. Celui-ci ne devant, à présent, pas dépasser une limite de 750 kg.
Un changement de réglementation qui est alors accueilli avec un certain ravissement au sein du constructeur de Molsheim et notamment de Jean Bugatti. Ce dernier étant, en effet, convaincu que celui-ci permettra de donner un avantage substantiel aux Bugatti pour la saison 1933. Ceci, d’autant plus qu’étant donné que celui-ci qui était devenu (surtout durant la saison précédente) l’un de leurs principaux rivaux et même, il n’est pas exagéré d’employer l’expression, l’une de leurs plus grandes bêtes noires, Alfa Romeo, a décidé de « faire une pause » et donc se retirer (provisoirement) de la compétition. Si ce retrait laisse plus de champ libre au constructeur alsacien dans le domaine de la course automobile, Ettore Bugatti et, sans doute plus encore, son fils Jean se doutent qu’ils ne pourront pas se reposer uniquement sur les Types 51 et 54 pour espérer continuer à monter à nouveau sur les podiums.
Cette décision prise par le constructeur milanais aura aussi pour conséquence de mettre fin (de manière momentanée, toutefois) aux négociations que ce dernier avait entamées avec le constructeur milanais, les résultats assez décevants, il est vrai, qu’a connu la saison 1932 ayant poussé le pilote italien a décidé de quitter Bugatti pour proposer ses talents à ses compatriotes. Cette absence d’Alfa Romeo des Grand Prix durant l’année 1933 ne fera toutefois, au final, que repousser simplement d’une année l’engagement de Varzi par ce dernier, puisque dès 1934, il aura l’occasion d’exercer son coup de volant aux commandes des redoutables P3… Ce qui ne l’empêchera toutefois pas, quelque temps plus tard, de quitter le constructeur italien pour se mettre au service du groupe allemand Auto-Union.

Preuve que, malgré les effets néfastes de la crise économique mondiale, le Royaume-Uni restait alors un marché important pour le constructeur alsacien, c’est à l’occasion du dîner annuel du Bugatti Owners Club, célébré à la fin de l’année 1932, qu’Ettore Bugatti annoncera pour la première fois l’étude ainsi que le lancement du futur Type 59, ce que ce dernier s’est toutefois bien gardé de préciser, c’est que celle qui doit prendre la succession des Types 51 et 54 est encore loin d’être finalisée et que ces derniers vont donc devoir jouer les prolongations en attendant l’arrivée de leur remplaçant. Ce sont donc elles qui auront la mission de représenter la firme de Molsheim lors des premiers Grands Prix qui ouvrent la saison 1933.
Concernant le Type 54, le fait de savoir que (d’après les déclarations du journaliste britannique W.F. Bradley, publiées dans le magazine Autocar en septembre 1931), ce modèle ait été conçu, réalisé et testé en treize jours seulement, en tout et pour tout, n’est pas véritablement fait pour rassurer ce dernier sur ses qualités et sa fiabilité et donc sur ses chances de pouvoir tenir tête à ses rivales. En particulier les nouvelles Alfa Romeo et Maserati, rien que par un point important de la fiche technique de ces dernières : alors que les premiers profitent d’un moteur 12 cylindres et que les secondes s’offrent le luxe d’être dotées de pas moins de 16 cylindres, la Bugatti 54, de son côté, doit encore (et toujours) se contenter, à l’image de ses devancières, d’un « simple et modeste » 8 cylindres. Si cette dernière a pourtant été conçue, ainsi que l’explique Bradley, comme une réponse à ses rivales italiennes, car Bugatti avait (assez rapidement) fini par constater les limites du Type 51, quelque peu handicapé, il est vrai, par sa cylindrée limitée à 2,3 litres.
Ettore Bugatti avait pourtant compris, assez tôt d’ailleurs, que l’architecture « multicylindres » était l’une des solutions-clés afin de pouvoir lutter contre une concurrence toujours plus nombreuse et redoutable, puisque, dès 1928 ou 1929, ce dernier avait tracé les premières esquisses des plans pour une mécanique dotée de seize cylindres. Malheureusement, la compétition automobile (en particulier s’agissant des épreuves d’envergure internationale) nécessitant des investissements financiers conséquents et coûtant parfois même, en termes de retombées financières directes, davantage qu’elle ne rapporte, un certain nombre de projets ambitieux, tels que celui d’une Bugatti à moteur seize cylindres, devront être, soit, « revus à la baisse », ajournés ou, tout simplement, laissés dans les tiroirs. Les limites des moyens financiers du constructeur alsacien s’étaient déjà reflétées avec ses modèles (de route comme de course) se « cannibalisant » souvent les uns et par la nécessité pour la firme de réutiliser des motorisations et des châssis déjà existants, en devant donc se contenter de tenter d’améliorer les unes et les autres.
Afin d’aller au plus simple, le Patron avait même envisagé, afin d’obtenir deux fois plus de cylindrée (et donc de puissance) de coupler, purement et simplement, deux moteurs l’un derrière l’autre. Une idée qui ne date alors pas d’hier, puisqu’il l’avait déjà envisagé pour des projets dans le domaine de l’aviation durant la Première Guerre mondiale. Son idée, concernant l’application de ce concept dans le domaine de la compétition automobile, était, pour réaliser ce « double huit cylindres », d’accoler l’un à l’autre deux blocs-moteurs provenant du Type 35. Cette « super-Bugatti » à moteur 16 cylindres en ligne (avec deux moteurs 8 cylindres en U) verra finalement le jour en 1928, sous la dénomination Type 45, avec une cylindrée totale de 3,8 litres (étant donné que le moteur du Type 35 affiche, lui, 1,9 l de cylindrée). Les deux mécaniques étant réunies l’une à l’autre par un carter commun, placé sous celles-ci ainsi qu’un assemblage d’engrenages assurant, à l’arrière, la liaison avec la transmission.

Malheureusement pour Ettore Bugatti, la Bugatti Type 45, malgré le potentiel qu’offrait (en tout cas sur le papier) sa fiche technique, avec une puissance de 250 chevaux ainsi qu’une vitesse maximale de 200 km/h, ne connaîtra, malheureusement pour elle et pour son constructeur, qu’une carrière assez décevante. Malgré tout le talent des pilotes Louis Chiron et Guy Bouriat qui en prendront le volant, sa seule victoire significative sera à l’occasion de la Course de côte du Col du Klausen, en Suisse, disputée dans le cadre du Championnat d’Europe de la montagne en 1930. Réclamant une mise au point trop longue, complexe et coûteuse, Ettore ainsi que Jean Bugatti se résigneront rapidement à mettre un terme à la carrière de cette voiture de course sans doute trop ambitieuse pour les épaules du constructeur et d’en revenir à l’architecture à huit cylindres, des mécaniques, évidemment, moins ambitieuses, mais aussi bien plus fiables.
C’est, entre autres, en raison de l’abandon du Type 45 que la firme alsacienne concevra la mécanique du Type 50, un moteur qui ne sera pas uniquement l’oeuvre d’Ettore mais aussi, en grande partie, celle de son fils Jean, notamment en ce qui concerne la conception du système de distribution à double arbres à cames et à seize soupapes. Lequel restera, tout comme les carrosseries qui habilleront ce modèle, l’une des oeuvres majeures créées par celui que les cadres et ouvriers de l’usine surnommaient, affectueusement, mais de manière respectueuse, « Monsieur Jean ». Plus que l’éphémère Type 45 et peut-être (sur certains points) plus encore qu’avec la Bugatti 51, c’est bien avec la présentation du Type 53, dévoilée (comme cette dernière) en 1931, que les voitures de compétition de grosses cylindrées (c’est-à-dire avec des moteurs de plus de 4 litres) vont réellement attirer l’attention du public ainsi que de la presse automobile. Plus que par la taille de leur mécanique (qui est d’ailleurs, à nouveau, dérivée d’un moteur existant, en l’espèce, celui du Type 50), c’est, toutefois, avant tout parce qu’il s’agit de la première Bugatti équipée d’une suspension avant à roues indépendantes et, surtout, parce qu’elle est également le premier modèle de la marque à être dotée de quatre roues motrices !
Deux caractéristiques d’autant plus inhabituelles et remarquables sur une voiture produite par la firme de Molsheim quand on sait combien, concernant la suspension de ses voitures, Ettore Bugatti a toujours été attaché au train avant rigide. Quant à la transmission intégrale, il va sans dire combien, même cantonnée au monde la compétition, cette solution apparaissait révolutionnaire dans les années 1930. Si cette solution démontrera (bien que plusieurs décennies plus tard, à partir du début des années 80) tout son potentiel (même si ce sera alors dans les compétitions hors des circuits et sur routes non asphaltées, c’est-à-dire en rallyes), sans doute, avant-guerre, cette architecture était encore trop en avance sur son temps. Chez Bugatti peut-être encore plus que ceux de ses concurrents qui la mirent en pratique à la même époque. D’autant plus que, aussi talentueux soient-ils, les pilotes, habitués jusqu’ici uniquement au pilotage des voitures à propulsion, eurent bien du mal, en dépit de leurs efforts, à s’habituer au comportement souvent assez particulier de cette voiture de course très (voire trop) avant-gardiste.

Au vu de cela, on ne s’étonnera donc pas qu’elle ne connaîtra qu’une carrière en course à peine meilleure que celle du Type 45. Tout juste peut-on retenir un record de vitesse en montée à la course de côte Nice – La Turbie aux mains de Louis Chiron (Bugatti remportera d’ailleurs l’épreuve grâce à Jean-Pierre Wimille, mais ce sera au volant d’une Type 54) ainsi qu’une 2e place à la course de côte du Mont Ventoux en 1932, la victoire lors d’une nouvelle participation lors de l’épreuve Nice ) La Turbie en 1934 ainsi qu’à la course de côte de Château-Thierry en 1935. Ce qui sera non seulement la dernière apparition de la Bugatti 53 en course, mais aussi la dernière édition de cette épreuve, les autorités sportives ayant, en effet, décidé sa suppression après que huit spectateurs aient trouvé la mort et que vingt-et-un autres aient été gravement blessés suite à la sortie de route du pilote Joseph Cattanéo, au volant d’une Bugatti 1,5 l, où il décédera lui aussi. La seule participation du Type 53 à une épreuve étrangère sera lors d’une autre course de côte, celle de Shelsey Walsh, en Angleterre, avec Jean Bugatti lui-même à son volant. Si ce dernier signera le meilleur temps lors des essais, mais un accident qu’il connaîtra lors de ceux-ci l’obligera finalement à renoncer à l’épreuve.
Connaissant les risques, parfois fort grands, qu’étaient souvent obligés de prendre ses pilotes lors des compétitions auxquelles ils participaient et craignant pour la vie de son fils aîné et héritier, Ettore Bugatti avait défendu à ce dernier de se lancer dans une carrière de pilote. Sans doute animé lui aussi par la passion de la course ainsi que celle de la vitesse, Jean ne se refusait toutefois jamais le plaisir de prendre le volant des nouvelles voitures de course créées par l’usine pour des séances d’essais. Six ans après son accident en Angleterre, cette passion lui sera malheureusement fatale. Le Type 53 ainsi que les autres voitures de Grand Prix créées par Bugatti à la même époque reflètent également le changement d’esprit du constructeur et donc d’Ettore Bugatti lui-même. Alors que, depuis les débuts de la marque portant son nom, au début des années 1910, jusqu’à la fin des années 1920, c’était bien la recherche de la plus grande légèreté possible qui avait souvent été la préoccupation première de ce dernier. Désormais, dans le courant des années 1930, celle-ci n’est clairement plus à l’ordre du jour.
Un changement qui ne s’est pas seulement opéré par une simple évolution naturelle et logique des conceptions techniques d’Ettore Bugatti, d’autant plus quand on connaît sa personnalité et combien, lorsqu’il était persuadé qu’un procédé était la meilleure (surtout lorsque c’était lui qui l’avait mis au point), il y restait souvent attaché, parfois envers et contre tout. Mais aussi et peut-être, avant tout et surtout, par nécessité, car, dans le monde de l’automobile, au-delà même du monde de la course, c’est aussi souvent la concurrence qui dicte la « loi de l’évolution ». Au sein de l’usine de Molsheim, l’ère des sportives ultra-légères telles que les Type 13 et 35 semble, à présent, définitivement révolue, le Patron ayant fini par comprendre que, face à des rivaux, tant de l’autre côté du Rhin que des Alpes, qui avaient engagé, depuis plusieurs années maintenant, une véritable course à la puissance, les Bugatti ne pouvaient désormais plus compter uniquement sur leur légèreté ainsi que le talent des pilotes qui en prenait le volant (aussi grand soit-il) pour pouvoir espérer continuer à figurer en tête du classement lors de la ligne d’arrivée. Désormais, c’était bien la puissance pure, bien plus que l’agilité de la voiture, qui était maintenant devenue la carte maîtresse pour se hisser sur le podium. Si le constructeur alsacien voulait donc se donner une véritable chance de retrouver sa gloire d’antan en compétition, il n’avait donc d’autre choix que de suivre l’exemple de ses concurrents et donc d’augmenter la cylindrée de ses moteurs.
Avec, pour résultat, des voitures plus puissantes, mais aussi bien moins agiles que leurs devancières, car bien plus lourdes. Les travaux entrepris en ce sens par les ingénieurs de l’usine de Molsheim aboutiront, en 1932, à la création du Type 54, lequel sera alors la plus puissante voiture de Grands Prix jamais créées par Bugatti, dont le huit cylindres en ligne (dérivé, une fois de plus, de celui du Type 50) de près de cinq litres de cylindrée doté de seize soupapes et d’une distribution à double arbres à cames, atteint la barre de puissance, aussi importante que symbolique des 300 chevaux. Malheureusement pour le constructeur, celui-ci a quelque peu négligé (ou n’a pas eu le temps et/ou les moyens) de faire étudier un châssis entièrement nouveau pour celle-ci, ce qui lui aurait pourtant été bien utile (voire nécessaire) au vu de la puissance qu’elle revendique. Malheureusement pour la Bugatti 54, le châssis sur la base duquel elle a été créée n’a jamais été conçu pour encaisser une cavalerie aussi importante et finit (très rapidement) par avouer ses limites ainsi que sa conception qui s’avère dépassée. Grâce au talent des pilotes qui en prendront le volant (Achille Varzi et William Grover-Williams, entre autres), elle remportera toutefois plusieurs victoires assez significatives(au Grand Prix de Monza, en Italie, en 1931 et 32 avec Varzi et Chiron ; à la course de côte de Nice – La Turbie avec Wimille ainsi que celle des Grands Prix automobile du Maroc et de Tunisie, la même année 1932 ; au British Empire Trophy, au Grand Prix automobiles de La Baule ainsi que la victoire à la 2e édition de l’Avusrennen en Allemagne, l’année suivante.
En ce qui concerne les modèles de route, le Salon de l’Automobile de Paris qui ouvre ses portes au mois d’octobre 1933 marque une date importante pour le constructeur alsacien, avec la présentation officielle du Type 57. Un modèle important à double titre : non seulement parce qu’il marque la décision de celui-ci (même s’il ne l’a pas encore officiellement annoncé) de concentrer bientôt et entièrement ses efforts sur ce nouveau modèle et donc de ne pas donner de descendance aux Types 50 et 55 (dont la production s’arrêtera l’année suivante). Ces derniers, malgré leurs qualités ainsi que leur réussite, technique et esthétique, ayant, malheureusement, manqué leur objectif sur le plan commercial. C’est pourquoi Ettore et Jean Bugatti, ainsi que les ingénieurs de l’usine, ont finalement décidé de concentrer leurs efforts sur la descendance qui devait être donnée au seul modèle encore vraiment « rentable » au sein de la gamme de l’époque, le Type 49.

Un modèle qui, à l’image de ceux qui l’ont précédé, portera aussi la double empreinte du père et du fils, de ce mélange de conservatisme encore cher à Ettore et de cet avant-gardisme plus prononcé dont Jean Bugatti se fait désormais le « porte-parole ». Car c’est bien à la volonté du premier que la 57 doit d’avoir conservé un essieu avant rigide, écartant ainsi la suspension avant à roues indépendantes qui avait été conçue pour le Type 53. Sans doute aussi est-ce les résultats assez mitigés qu’avait connus celui-ci en compétition qui avaient convaincu le Patron que l’avant-gardisme n’était pas toujours synonyme de robustesse et de fiabilité (ce qui, dans les faits ou sur le fond, était parfois vrai). Les autres caractéristiques techniques chères à ce dernier qu’il a tenu à conserver sur la 57 sont la culasse non détachable, ainsi que des freins à câbles (tout au moins jusqu’en 1938, date à laquelle Jean parviendra enfin à convaincre son père d’abandonner ceux-ci au profit des freins hydrauliques Lockheed). Le châssis du Type 57 en lui-même n’est guère plus moderne que celui de sa devancière ou du Type 50 et s’avère même déjà quelque peu dépassé à l’époque même de la présentation de la 57.
Ceci étant à mettre, non seulement, sur « l’entêtement » du Patron de conserver des principes qui ont pourtant, depuis un certain temps, montré leurs limites, mais aussi sur le compte des difficultés financières importantes dans lesquelles se débat alors le constructeur (et que la conception de l’autorail rapide équipé des moteurs de la Royale n’a effacé qu’en partie et, même, provisoirement). En plus de voir les Bugatti 51 et 54 fortement malmenées par leurs rivales sur les circuits, la firme de Molsheim va aussi voir la saison 1933 endeuillée par le décès d’un de ses pilotes en course, Stanislas Czaikowski, lors du Grand Prix d’Italie à Monza en septembre. Une épreuve d’autant plus endeuillée qu’un autre pilote, Campari, qui courait pour l’écurie Alfa Romeo, qui (coïncidence funeste) trouvera la mort au même endroit. Quelques soient les problèmes d’ordre pécuniaire auxquels la marque doit alors faire face, Ettore Bugatti sait alors, au cours de cette année 1933, que, outre le lancement du Type 57, son autre priorité est de donner, ici, une remplaçante aux Type 51 et 54, qui peinent, désormais, de plus en plus, à lutter (entre autres) contre les Alfa Romeo et Auto-Union.
C’est donc avec, à la fois, avec satisfaction et soulagement, mais aussi avec (il faut l’avouer) avec une certaine appréhension, ou, tout au moins, certains doutes que les pilotes de l’écurie d’usine accueillent l’arrivée, à la fin du mois de septembre 1933, du nouveau Type 59. C’est à l’occasion du Grand Prix d’Espagne, qui se déroule,à cette date, à San Sebastian, que celle-ci connaît son « baptême du feu », avec trois voitures de ce type alignées sur la ligne de départ (Achille Varzi et René Dreyfus terminant, respectivement, 4e et 6e de l’épreuve). Si la 59 courra dans les principaux Grand Prix européens jusqu’à l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale et si, à l’image de leurs devancières, elles pourront se vanter d’un palmarès assez honorable, il n’en reste pas moins qu’au sein des Bugatti de course des années 1930, elle figurera toujours dans l’ensemble, avec les Types 53 et 54, au rang des « mal-aimées ». René Dreyfus, l’un des principaux pilotes de l’écurie Bugatti ayant d’ailleurs déclaré, sans ambages, au sujet du Type 59 que ni lui ni aucun de ses coéquipiers n’y avaient montré d’intérêt pour la voiture lors de son arrivée. Ces derniers ne se privant pas non plus de porter de vives critiques aussi bien sur la position de conduite que sur son comportement sur circuit.
Sans compter que les jantes à rayons qui l’équipaient ne tardèrent pas à montrer leur fragilité en usage intensif dans les conditions d’un Grand Prix (ce qui ne manqua pas, à plusieurs reprises, de causer des frayeurs aux pilotes des 59). Conscient évidemment que les fins rayons métalliques de ce type de jantes se montraient beaucoup plus vulnérable que les larges bandeaux caractéristiques des roues qui équipèrent, dans leur grande majorité, les Bugatti (de route comme de course) depuis le milieu des années 1920 jusqu’au milieu de la décennie suivante et l’apparition du Type 57, les ingénieurs de l’usine de Molsheim avaient tenté d’y remédier grâce à un système censé augmenter leur rigidité. Ceci, en modifiant le moyeu cannelé de la transmission pour que celui-ci puisse supporter les tambours de freins, cette solution devant ainsi permettre d’éviter que les forces de pression engendrées par un freinage, surtout lorsque celui-ci avait lieu de manière brutale et à haute vitesse, n’atteignent les rayons des roues.

Si, dans la théorie et sur le papier, ce système pouvait sembler assez ingénieux, dans la pratique, malheureusement, il ne s’avérera guère efficace et, quels que soient le type de circuit et les conditions (météorologiques) rencontrées par les pilotes lors de tel ou tel Grand Prix ainsi que la manière (souvent propre à chaque pilote) de piloter la voiture, les rayons des jantes finissaient, tôt ou tard, par céder. Ces jantes, très élégantes, mais fragiles, furent produites, au total, à 117 exemplaires, d’après les estimations, chacune étant numérotée, sans compter leur faible durée de vie sur circuit, il est facile d’imaginer que celles à ne pas avoir été détruites en course et qui ont survécu jusqu’à aujourd’hui sont sans doute fort rares.
A l’image de leurs pilotes, Ettore Bugatti a sans doute dû (plus d’une fois) se mordre les doigts d’avoir absolument tenu à concevoir ses jantes pour en équiper la 59. En ayant ainsi oublié que, en compétition, l’efficacité, la simplicité ainsi que la robustesse doivent toujours primer sur l’esthétique. Quand on sait le temps ainsi, donc, que le coût de fabrication assez conséquent que réclamait chacune d’entre-elles, il a également dû se dire (après coup, mais un peu tard, malheureusement) qu’il aurait sans doute pu s’en dispenser, d’autant que cette dépense supplémentaire et pas franchement indispensable (euphémisme) a certainement contribué à plomber encore un peu plus les finances du constructeur.
Sur les six, sept ou huit exemplaires « d’origine » du Type 59 qui furent réalisés (les chiffres variant selon les sources, auxquels il faut ajouter deux voitures qui furent construites par après à partir des stocks de pièces détachées restant à l’usine), quatre d’entre-eux seront vendus à des pilotes anglais indépendants avant le début de la saison 1935. (Une manière comme une autre pour Ettore Bugatti de renflouer les finances de l’usine, mais aussi un signe qu’il avait probablement compris, tout comme les ingénieurs et les pilotes de l’usine avant lui, que la 59, malgré un potentiel certain et même non négligeable en course, ne serait pas le joker que certains d’entre-eux avaient espéré pour pouvoir tenir tête aux Mercedes et Auto-Union, ce dont, malheureusement, les Bugatti n’étaient clairement plus capables).

Cette époque marque aussi la fin de l’écurie officielle de la marque. L’entretien permanent d’une écurie de courses, avec toutes les dépenses (non négligeables et même fort importantes) que celle-ci implique (et pas seulement que pour la mise à niveau et la réparation des voitures représente un « luxe » qu’Ettore Bugatti n’a, maintenant, plus les moyens de s’offrir. Il n’est évidemment et absolument pas question d’abandonner la compétition, car c’est sur elle que Bugatti a bâti toute son image de marque. Demeurer présent sur les circuits, lors de toutes les grandes épreuves, en France comme à l’étranger, est donc une nécessité quasi vitale. Toutefois, celle-ci passera désormais par des écuries indépendantes et des pilotes privées. Nuvolari, Taruffi et Brivio retournent en Italie et mettent alors leurs talents au service d’Alfa Romeo, où ils seront d’ailleurs rejoints par les Français Dreyfus et Chiron. Achille Varzi (comme mentionné plus haut) décidant, pour sa part, de rejoindre le groupe allemand Auto-Union.
Si les Types 35 et 38 représentèrent l’apogée de Bugatti dans le monde de la compétition automobile de l’entre-deux-guerres, le Type 59, lui, en symbolisera, malheureusement, à bien des égards, le crépuscule. L’amertume sera assez grande pour les pilotes qui en prendront le volant, d’autant que ces derniers (au des déclarations et des promesses faites par Ettore Bugatti) en attendaient beaucoup. C’est pourquoi la déception n’en fut que d’autant plus grande. Sur le plan des performances, pourtant, la Bugatti 59 était tout sauf une « voiture de fin de race », celle-ci surpassant même nettement celles du Type 51. Malheureusement, la mise au point de celle qui devait être le nouveau « cheval de bataille » de la marque et permettre à celle de conquérir à nouveau les podiums se révéla plus longue et complexe que prévu, ce qui en retarda, inévitablement, sa prise en mains par les pilotes auxquels elle était destinée (qu’il s’agisse de ceux de l’usine ou des coureurs indépendants).
La première sortie en course de la 59 sera d’ailleurs pour la marque un véritable désastre : Varzi et Dreyfus souffrant rapidement de problèmes de carburation sur leurs voitures qui les obligeront à plusieurs arrêts aux stands ; quant à Williams, il n’aura, tout simplement, pas la possibilité de s’aligner sur la ligne de départ, ayant, malheureusement (pour lui comme pour Bugatti) endommagée sa voiture lors des essais. Si le pilote italien parviendra à se hisser (non sans mal, au vu des problèmes techniques qu’il eut à subir durant une bonne partie de la course) à la quatrième place, il accuse toutefois pas moins de 24 minutes de retard sur le vainqueur (Chiron qui, pour l’occasion, dispute la course au volant d’une Alfa Romeo P3, une voiture de ce type, pilotée par Faglioli, terminant deuxième du podium). Ironie de l’histoire et du sort, ce sera une « vieille » Bugatti 51 qui sauvera l’honneur du constructeur en réussissant le bel exploit de terminer à la troisième (mais dernière) place du podium. La 59 aura l’opportunité de prendre sa revanche l’année suivante en finissant (pour la meilleure des quatre voitures engagées pour l’occasion) à la 3e place de ce même Grand Prix d’Espagne l’année suivante. Elle engrangera encore plusieurs autres victoires significatives : 2e au Grand Prix de Belgique, 3ème à Monaco et à Pescara et au Grand Prix de Suisse, ainsi qu’une victoire au Grand Prix d’Algérie durant cette même année 1934 ; victoires aux Grands Prix de Dieppe, 2e à celui de Tunisie, 3e à celui de Picardie l’année suivante. A compter de 1936, toutefois, les trophées se feront plus rares et se compteront même sur les doigts d’une main : une victoire au Grand Prix de Deauville et une 2e place lors de la Coupe Vanderbilt (aux Etats-Unis), cette année-là, une première place lors du Grand Prix automobile de la Marne ainsi qu’à celui de Pau l’année suivante, ainsi que, deux ans plus tard, en 1939, deux nouvelles victoires, à nouveau lors du Grand Prix d’Algérie ainsi qu’à celui de Paris (sur l’autodrome de Linas-Montlhéry), c’est (malheureusement) à peu près tout.

Si le constructeur mise également, à compter de 1935, sur les versions compétition de la 57, les victoires remportées par cette dernière seront, cependant, encore moins nombreuses que celles engrangées par la 59. L’une comme l’autre illustrant bien, aux yeux des contemporains comme a posteriori, que l’âge d’or de la firme de Molsheim ainsi que son règne sans partage dans les Grands Prix, français et européens, appartenaient définitivement passé. Les Bugatti ayant été surpassées, non seulement par les Mercedes et Auto-Union venues d’outre-Rhin, mais aussi par des rivales nationales comme la Delahaye V12. Laquelle réussira, entre autres, à vaincre la 59 lors de la célèbre tentative du « Million » en 1937, malgré le montage d’un nouveau moteur avec une cylindrée portée à 4,5 litres. En dépit de leurs talents de pilotes, Robert Benoist et Jean-Pierre Wimille ne parviendront, malheureusement, pas à remporter la victoire face à Delahaye. Une défaite qui sera d’autant plus amère pour Ettore Bugatti et son fils que la prime qu’ils auraient pu recevoir avec cette victoire aurait pu mettre une quantité de beurre fort appréciable dans leurs épinards pour renflouer leurs finances, où la couleur rouge devenait de plus en plus souvent fréquente dans les bilans comptables de l’usine.
Malheureusement pour le Patron et pour Jean Bugatti, outre le fait d’avoir dû faire face à une concurrence trop nombreuse et trop rude, l’un des principaux torts du Type 59 est d’être apparu trop tard et d’être, en partie à cause de cela dépassée lors de son lancement. (Une « obsolescence avancée » due aussi aux choix techniques parfois anachroniques faits par Ettore, même s’il est vrai que ceux-ci étaient dus, pour certains d’entre-eux, aux problèmes financiers qu’il connaissait alors). Si la 57G, version du Type 57 spécialement conçue pour la course, remportera brillamment et par deux fois les 24 Heures du Mans, en 1937 et 1939, aussi prestigieuses soient-elles, ces victoires ne suffiront, hélas, pas, à elles seules à permettre à Bugatti de retrouver son aura d’antan dans le monde de la course automobile et encore moins à restaurer l’état de ses finances.
C’est d’ailleurs au volant du tank 57G ayant remporté la victoire au Mans, deux mois plus tôt, que Jean Bugatti trouvera malheureusement la mort, non loin de l’usine de Molsheim, en août 1939, alors qu’il effectuait une séance d’essais d’une nouvelle version améliorée de celui-ci, en prévision du Grand Prix de La Baule. (Celui-ci sera d’ailleurs annulé à cause de la déclaration de guerre, survenue trois semaines plus tard, l’épreuve n’étant plus disputée jusqu’en 1952, qui sera d’ailleurs sa dernière édition). Une disparition aussi tragique que prématurée dont Ettore Bugatti ne se remettra jamais, ce dernier disparaissant, à son tour, à peine huit ans plus tard, emportés par une congestion cérébrale en août 1947 à l’âge de 66 ans.

Peu de temps avant son décès, il aura assisté à la dernière victoire remportée par la 59, à l’occasion du Grand Prix automobile de Paris, organisée en septembre 1945, quelques mois seulement après la fin de la guerre (première épreuve de la compétition automobile organisée en Europe depuis le déclenchement du conflit en 1939, celle-ci sera rebaptisée, lors de cette édition, la Coupe des Prisonniers). Pilotée à nouveau par Jean-Pierre Wimille, la voiture sera ensuite exposée sur le stand Bugatti au Salon automobile de Paris (le premier Salon automobile européen à rouvrir ses portes à la Libération) un mois plus tard. La firme de Molsheim en survivra malheureusement pas longtemps aux décès de Jean et Ettore Bugatti et finira par baisser le rideau, après une dernière monoplace de course, la 251, innovante sur le papier, mais peu convaincante sur circuit, en 1956.
Philippe ROCHE
Photos WIKIMEDIA
L’histoire de la Bugatti Type-55 https://www.retropassionautomobiles.fr/2025/08/bugatti-type-55-le-petit-pur-sang-qui-avait-tout-dun-grand/