HOTCHKISS-GREGOIRE – Un rêve d'ingénieur.

HOTCHKISS-GREGOIRE – Un rêve d’ingénieur.

Les débuts de la collaboration entre le célèbre ingénieur Jean-Albert Grégoire et Hotchkiss remonte à la seconde moitié des années trente, avec l’étude, pour le compte du constructeur de Saint-Denis d’un modèle sportif populaire qui deviendra l’Amilcar Compound.

Au milieu des années 1930, la marque Amilcar, qui s’était faite un nom durant la décennie précédente comme constructeur de cyclecars se trouve alors en grandes difficultés. En grande partie à cause d’une gamme de modèles inadaptés au contexte économique fort difficile du moment. A la fin des années 1920, suite au changement de la demande et des habitudes de la clientèle comme d’une législation devenue moins favorable, l’ère des cyclecars touche alors à sa fin. Si, dans un premier temps, Amilcar saura assez bien aborder cette époque charnière ainsi que le virage du changement avec de nouveaux modèles plus populaires, moins sportifs, mais aussi moins radicaux, la montée progressive en gamme que la marque va opérer au cours des années trente va finalement lui nuire.

Le « point culminant », ou « l’aboutissement », de cette mutation étant le lancement, en 1934, de la Pégase. Bien que présentant des lignes séduisantes ainsi que des performances intéressantes, ce modèle va alors se retrouver en concurrence directe avec les modèles des grands constructeurs comme la Renault Primaquatre, la Citroën Traction 11 CV ou la Peugeot 401. Si ces dernières affichent des prestations à peu près comparables, grâce à leur production en grande série, elles sont proposées à des tarifs plus avantageux et la partie tourne alors très vite en faveur de ces dernières et donc en défaveur d’Amilcar.

Se retrouvant alors très vite au bord du gouffre, la marque n’a alors d’autres choix que d’accepter, à l’automne 1937, l’offre de rachat faite par Hotchkiss. C’est à ce moment qu’intervient Jean-Albert Grégoire, qui, avec l’appui de l’aluminium Français  a conçu le prototype d’une voiture populaire équipée d’une structure construite en alliage léger. Présentée lors du Salon de l’automobile de Paris en octobre 1937, l’Amilcar Compound, si elle connaîtra un succès d’estime auprès d’une partie de la clientèle « bourgeoise », n’atteindra cependant jamais les cadences de production espérées par Hotchkiss et par son concepteur. Ceci, à cause d’un prix de vente trop élevé, rançon d’un coût de fabrication trop important dû à une conception trop sophistiquée et trop complexe à mettre en oeuvre pour un constructeur comme Hotchkiss.

1939-amilcar-compound

En tout état de cause, la Compound verra sa carrière écourtée et brutalement interrompue par la guerre qui éclate à la fin de l’année 1939. Une fois la paix revenue, six ans plus tard, Hotchkiss, comme les autres constructeurs français, est avant tout occupé à panser ses plaies. Son objectif principal étant de pouvoir reprendre, le plus rapidement possible, la production de ses voitures de luxe ainsi que de ses utilitaires. La firme de Saint-Denis ayant alors, manifestement, tiré un très définitif sur l’Amilcar Compound. Ce n’est pas vraiment Jean-Albert Grégoire et la direction de l’Aluminium Français qui iraient inciter le constructeur à en reprendre la production, ces derniers ayant désormais d’autres projets et d’autres priorités.

Travaillant toujours en collaboration étroite avec l’entreprise spécialisée dans l’alliage léger, l’ingénieur étudie alors activement le projet d’une nouvelle automobile très avant-gardiste. Sur un certain nombre de points essentiels, l’ingénieur Grégoire, outre le fait que son projet pour une nouvelle grande routière française moderne reprend tous les principes essentiels qui lui sont cher, comme la traction avant ou l’emploi massif de l’alliage léger (non seulement pour la structure mais aussi pour l’ensemble de la carrosserie), s’est fortement inspiré de ses réalisations et de ses projets antérieurs. En particulier en ce qui concerne la structure ultralégère réalisée en alpax qui, en plus d’assurer une rigidité optimale, permet aussi d’abaisser fortement le poids de tous ces éléments. Autre point important, la carrosserie de la voiture dont le dessin à fait l’objet d’une recherche aérodynamique très soignée.

Après avoir commencé à en tracer les plans durant la guerre dans ses ateliers d’Asnières, dès que les hostilités se terminent, l’ingénieur va alors employer toute son énergie à la réalisation du prototype de cette voiture il est certain qu’elle parviendra à surclasser sans difficultés tous les modèles existants alors au sein de la production automobile en France.

Le prototype de cette grande routière qui se veut révolutionnaire est dévoilé pour la première fois au public à l’occasion de l’ouverture du Salon automobile de Paris en octobre 1947, où elle ne manque évidemment pas d’attirer l’attention du public, qu’il s’agisse des simples curieux comme des connaisseurs en matière de technique automobile. Les premiers par sa silhouette atypique, avec ces lignes toutefois fort modernes et bien dans l’air du temps, dont le profil en forme de goutte d’eau de la carrosserie traduit un aérodynamisme très marqué. Les seconds par sa fiche technique qui renvoie presque la plus grande partie des modèles concurrents à la préhistoire de l’automobile, ou, en tout cas, les font paraître furieusement démodées.

Outre la structure en alpax, déjà utilisée sur l’Amilcar Compound, d’un point de vue technique, la Grégoire R est aussi, sur bien des points, une transposition, sur une plus grande échelle, d’une autre voiture développée par Grégoire durant la guerre dont s’inspirera la marque Panhard pour son nouveau modèle d’après-guerre, la Dyna X. La nouvelle et « populaire » Panhard recourant elle aussi abondamment à l’emploi de l’alliage léger.

HOTCHKISS-GREGOIRE – Un rêve d'ingénieur.

En plus de tous les procédés décris précédemment, le prototype Grégoire R se distingue aussi par sa suspension à flexibilité variable qui associe des ressorts hélicoïdaux placés horizontalement et des stabilisateurs constitués d’un ressort central à l’avant et d’une barre de torsion transversale à l’arrière. Autre particularité technique cher, là aussi, à l’ingénieur Grégoire, les quatre roues indépendantes, un choix qui n’est pas encoure courant et qui reste même assez rare chez la plupart des voitures en ce début des années cinquante, où la plupart de celles-ci conservent un essieu rigide à l’arrière.

Sur le plan de la mécanique, aussi, Jean-Albert Grégoire a voulu innover, avec un moteur présentant une architecture inédite, encore quasiment jamais vue sur une voiture française produite en série. A savoir un moteur avec les quatre cylindres disposés à plat. Si cette architecture mécanique est déjà connue de la plupart des amateurs de voitures sportives, puisqu’elle a déjà fait son apparition sur la Porsche 356, elle ne commencera toutefois à être employée sur des modèles de grande série qu’au début des années 70, avec le lancement de l’Alfa Romeo Alfasud et de la Citroën GS.

Grâce à une large utilisation de l’aluminium, pour la carrosserie comme pour la structure de la voiture, la Grégoire R peut se prévaloir d’un poids assez faible, beaucoup moins élevé que ceux de ses concurrentes, qui, elles, conservent une structure et une carrosserie traditionnelles en acier (sans même parler des dernières voitures françaises de prestige qui continuent d’utiliser le procédé, devenu anachronique, des panneaux de tôle fixés sur une structure en bois). Réalisée en Alpax, le châssis « roulant » de la Grégoire n’affiche, grâce à lui, sur la balance, qu’un peu plus d’une tonne à peine, un résultat remarquable pour une voiture de cette catégorie. En plus d’être légère, la berline Grégoire se montre aussi très vaste et habitable, puisqu’avec ses 4,65 mètres de long, elle peut accueillir sans difficultés cinq adultes pour de longs trajets dans le plus grand confort.

En ce qui concerne ses dimensions, la Grégoire R a la particularité de présenter des voies arrière plus étroite à l’arrière qu’à l’avant, une caractéristique que l’on retrouvera plus tard sur les Citroën comme la DS ou la SM. Les travaux de Grégoire et de Marcel Sédille sur l’aérodynamisme de cette nouvelle voiture ont porté leurs fruits, celle-ci affichant, en effet, un Cx de seulement 0,50, une valeur que l’on ne rencontre alors guère que sur les voitures de compétition. S

Le Salon automobile de Paris est alors un événement incontournable pour tous les constructeurs automobiles. Une occasion, non seulement, pour les grands constructeurs de présenter aux visiteurs du Salon leurs nouveaux modèles mais aussi, pour les grandes marques comme pour les petits constructeurs moins connus ou même les ingénieurs indépendants comme Grégoire, de présenter toutes sortes de prototypes afin de tester les réactions et les attentes du public ou, tout simplement, de dévoiler leur vision personnelle de ce que sera l’automobile du futur. Avoir l’opportunité de présenter en public un prototype, y compris dans un cadre aussi prestigieux que le Salon de l’Automobile et le Grand-Palais, est une chose mais arriver ensuite à convaincre un grand constructeur de le produire en série en est une autre.

Jean-Albert Grégoire a beau être un ingénieur réputé et au talent reconnu et que, au moment où il dévoile au public le prototype devant incarner la berline grande routière française de demain, il n’ait plus grand-chose à prouver, la partie ne s’annonce pas facile pour autant et encore moins gagné d’avance. Il est vrai que les talents de Jean-Albert Grégoire en tant qu’ingénieur n’avaient d’égale que son caractère souvent assez égocentrique et narcissique, qui, au sein de l’industrie comme de la presse automobile, lui a attiré quelques solides inimitiés. En conséquence, il n’est donc pas vraiment étonnant que la plupart des constructeurs lui claquent la porte au nez lorsqu’il se présente à leurs bureaux avec, sous le bras, le dossier contenant les plans de sa nouvelle « berline des temps modernes ».

De Berliet à Simca, en passant par Citroën, Panhard et d’autres, tous opposent, souvent courtoisement mais toujours fermement l’offre de Grégoire de produire en série sa berline R. Il est vrai que chez Panhard, même si la Dyna X a été fortement inspirée par le prototype AFG développé par l’ingénieur Grégoire, au sein de la direction du constructeur de l’avenue d’Ivry, personne n’a sans doute oublié la façon peu élégante et diplomatique dont Grégoire, avec la complicité et le soutien des pouvoirs publics de l’époque, avait voulu imposer à Panhard la production du prototype AFG. Même chose chez Simca, où l’ingénieur et les pouvoirs publics avaient, là aussi, tenté de mettre le constructeur de Nanterre sous tutelle pour y faire construire une version à deux portes du prototype de l’AFG avant que son fondateur, Henri-Théodore Pigozzi, ne parvienne à reprendre le contrôle de la marque. Quant à Citroën, si l’image moderne et avant-gardiste de la firme du Quai de Javel s’accordait assez bien avec celle de la Grégoire R, la politique et la mentalité, assez « isolationniste » ou chauviniste, des dirigeants de la marque à l’époque excluait catégoriquement de produire un modèle dont la conception ne soit pas 100 % maison.

Après avoir proposé son projet à Peugeot, à nouveau sans succès, Grégoire, fortement dépité et désappointé, finit, un peu en « désespoir de cause » à s’adresser à Hotchkiss, où il reçoit un accueil assez favorable. Est-ce parce que Grégoire et le constructeur de Saint-Denis avaient déjà collaboré avant la guerre sur le projet de l’Amilcar Compound ou grâce au soutien de Peugeot qui, depuis la Libération, était devenu ‘à l’initiative du gouvernement de l’époque) l’un des principaux actionnaires de la marque ? Toujours est-il que son son président, Maurice de Gary, donnera rapidement son accord pour produire en série le prototype de la Grégoire R, qui sera alors rebaptisé, au moment de sa commercialisation, Hotchkiss Grégoire.

Lorsque l’ingénieur avait présenté son projet devant les dirigeants de la marque au lion, ces derniers ne furent guère intéressés, ou, en tout cas, assez réservés voire dubitatifs en découvrant le prototype conçu par Grégoire. Il est vrai que si, d’un point de vue esthétique, le constructeur de Sochaux, avec le trio des séries 202, 302 et 402, produits entre 1935 et 1949, avait su montrer, de manière éclatante, qu’il savait (à l’occasion) faire preuve d’innovations, sur le plan technique, en revanche, il est toujours demeuré fidèle à un conservatisme de bon aloi, qu’il a même, quasiment, érigé en vertu cardinale. De ce point de vue, il y a donc presque autant de différences entre la Grégoire R et la Peugeot 203 qu’entre le jour et la nuit. Toutefois, la direction de Peugeot hésite à éconduire, purement et simplement, le célèbre ingénieur. Comme mentionné plus haut, ce dernier dispose d’un fort pouvoir d’influence au sein de l’Aluminium Français, l’entreprise qui possède alors un quasi-monopole sur la production d’alliage léger en France. Or, celle-ci fournie à Peugeot de nombreuses pièces en alliage léger montées sur la 203 et la direction de Sochaux craignent, s’ils opposaient une fin de non-recevoir à Grégoire, de se mettre à dos ce dernier et donc les dirigeants de l’Aluminium Français. Se souvenant alors que Peugeot est actionnaire de Hotchkiss, ils voient alors, rapidement, là l’opportunité de se « débarrasser du problème » en refilant la « patate chaude » que représentait, à leurs yeux, le projet de la Grégoire R au constructeur de Saint-Denis, les patrons de la marque au lion, comme l’ingénieur Grégoire, en prenant du recul et en y réfléchissant bien, auraient pourtant dû se montrer sceptiques et nourrir quelques doutes quant à la viabilité au projet.

Car si Peugeot passait pour être un constructeur assez conservateur, Hotchkiss l’était plus encore. Il n’y avait d’ailleurs qu’à comparer la Grégoire R avec les modèles produits par Hotchkiss à la même époque pour réaliser rapidement que la création de Jean-Albert Grégoire ferait quasiment figure « d’OVNI » au sein de la gamme du constructeur. Le conservatisme à tout crin défendu, quasiment « bec et ongles », par la marque commençant toutefois à lui donner, aux yeux du public, une image quelque peu surannée, voire même, pour certains, assez « décrépie ». Comme ses confrères, aussi bien construites et robustes soient-elles, les luxueuses Anjou à quatre et six cylindres qui sortent des chaînes de l’usine de Saint-Denis apparaissent clairement, même, à présent, aux yeux d’une grande partie des clients les plus fidèles de la marque, comme anachroniques et ont de plus en plus de mal à soutenir la comparaison avec leurs rivales étrangères. Sans doute est-ce justement cette image de marque qui apparaît clairement très désuète qui incite Maurice de Gary et les principaux autres cadres dirigeants de la marque a accepté, si pas avec un enthousiasme exacerbé, en tout cas avec un espoir non dissimulé, de produire la berline Grégoire, qui aura pour mission, outre de faire revenir les clients traditionnels chez les concessionnaires de la marque, de changer l’image de la marque et de prouver que Hotchkiss savait, elle aussi, s’insérer dans la modernité.

Au sein du bureau d’études de la marque, l’enthousiasme n’est toutefois, dès le départ, guère de mise. Au contraire, la plupart des hommes qui y travaillaient vont plutôt froncer les sourcils et grincer des dents en apprenant la conclusion de ce nouveau partenariat entre la firme de Saint-Denis et Jean-Albert Grégoire. Comme il a été dit précédemment, l’ingénieur Grégoire avait beau être un génie dans son domaine, il n’en était pas moins pourvu également d’un ego encombrant et, lors de son passage chez Hotchkiss à l’époque de la conception de l’Amilcar Compound, il n’y avait pas vraiment laissé que de bons souvenirs. Au sein du personnel de la marque, celui qui enrage le plus à l’annonce de cet accord est Vincenzo Bertarione, l’ingénieur en chef de la firme. Les deux hommes se vouant d’ailleurs, depuis cette époque, une antipathie aussi profonde que réciproque et qu’ils dissimulent à peine. En outre, indépendamment de cette inimitié, Bertarione ne se montre guère convaincu de la validité du projet présenté par Grégoire et il ne s’en cache d’ailleurs pas auprès de Maurice de Gary, ainsi qu’aux autres membres du directoire de Hotchkiss. Malheureusement pour Bertarione, le contrat liant le constructeur et le célèbre ingénieur a déjà été conclu et il n’est donc plus possible de revenir en arrière.

Les doutes et les réticences émises par Bertarione vont toutefois rapidement s’avérer fondées. Si, sur le papier, le « pari » fait par Hotchkiss sur la capacité de la berline Grégoire à rajeunir et à revaloriser l’image de Hotchkiss pouvait sembler fondé et être un pari gagnant pour la marque, cela ne sera toutefois pas le cas. Est-ce l’image trop conservatrice qui s’est attaché à la firme du cours des décennies et des générations de modèles produits (au point de le rendre quasiment « indélébile »?) qui a desservie la Grégoire ? Même s’il est clair qu’une grande partie de la clientèle de la marque était d’esprit tout aussi conservateur, ou presque, que les voitures produites par celle-ci et qu’ils furent sans doute, pour la plupart, déroutés par la nouvelle Hotchkiss et qu’ils lui tournèrent rapidement le dos, et qu’il est donc probable que cela ait joué en sa défaveur, la cause principale du revers commercial que connaîtra la Grégoire n’est toutefois pas à chercher là.

Bertarione s’était opposé, dès le début, au projet de l’ingénieur Grégoire, en plus du fait que l’image de la voiture n’était pas du tout en adéquation avec celle de son constructeur et que rien que ce problème risquait fort de plomber la carrière de la voiture dès sa commercialisation. Mais aussi, sans doute, parce qu’il savait sans doute, que l’usine Hotchkiss de Saint-Denis n’était pas du tout adaptée pour accueillir et assurer la production d’une voiture aussi avant-gardiste que la Grégoire. Les méthodes de travail auxquelles avaient encore recours le constructeur, trop artisanales et dépassées, ainsi qu’un outil de production devenu, lui aussi, presque obsolète étaient tout sauf adaptées pour permettre la production, dans des conditions optimales, d’une voiture aussi avant-gardiste que la Grégoire R. Autant de points pourtant essentiels que Jean-Albert Grégoire avait, semble-t-il, ignoré.

Une fois le contrat conclu entre l’ingénieur et la firme de Saint-Denis, il restait néanmoins encore pas mal de travail à faire avant que celle qui devenait à présent la Hotchkiss Grégoire puisse entrer en production. Sur le plan esthétique, un certain nombre de retouches seront apportées par le styliste principal de la marque, Clément Vinciguerra, notamment afin de moderniser les lignes de la voiture. Les changements les plus notables entre le prototype Grégoire R de 1947 et l’Hotchkiss Grégoire de série étant l’abandon de la carrosserie à six glaces qui équipait la première au profit d’une berline à quatre glaces, jugée plus moderne, ainsi que la modification du dessin de la calandre, qui abandonne la grille en forme de « chapeau napoléonien » au profit d’une calandre rectangulaire, bombée et aux angles arrondis, aux lignes plus simples et surtout de plus grandes dimensions, assurant ainsi un meilleur refroidissement du moteur ; le dessin de la ligne des ailes avant a, lui aussi, été sensiblement modifié, en adoptant une forme plus « fuyante » sur le modèle définitif. Si la tentative menée par Vinciguerra et son équipe afin de mettre la ligne de la voiture imaginée par Jean-Albert Grégoire était assez louable, elle restait toutefois encore assez proche de celle du prototype.

HOTCHKISS-GREGOIRE – Un rêve d'ingénieur.

Le problème de l’Hotchkiss Grégoire, d’un point de vue esthétique, était que si ses lignes étaient tout à fait modernes et dans le goût de l’époque au moment où le prototype avait été dévoilé au public, à l’automne 1947, comme pour tous les modèles qui avaient adhéré à ce courant esthétique, celles-ci s’étaient démodées très vite et, lorsque le modèle de série fut finalement dévoilé au public, au Salon de Paris d’octobre 1950, bien que trois ans à peine se soient écoulés depuis la présentation du prototype, ses lignes rondouillardes étaient déjà passées de mode. Sans compter que, étant donné que le moteur était installé en porte-à-faux à l’avant, cela se traduisait, sur le pan esthétique, par un museau assez protubérant qui faisait paraître la ligne de la voiture quelque peu déséquilibrée lorsqu’elle était vue de profil. En plus de cette ligne à la fois trop insolite et déjà quelque peu désuète, ce qui va, encore plus, surprendre et refroidir les ardeurs ou décourager les acheteurs potentiels de passer commande est le prix prohibitif auquel la berline Grégoire est affichée : 1 800 000 F.

Deux ans plus tard, en octobre 1952, toujours au Salon de Paris, deux nouvelles variantes de carrosserie viennent s’ajouter au catalogue : un coupé et un cabriolet. Réalisées toutes deux par Henri Chapron, ces deux nouvelles versions, si elles permettent de donner l’illusion d’une gamme complète, n’ont toutefois guère de chance de parvenir à séduire le public et les acheteurs que la berline. Tout d’abord parce qu’elles conservent en grande partie la même silhouette (à la fois avant-gardiste et démodée) que cette dernière et, surtout, que leur prix de vente est encore plus élevé que celui de la berline : 2 300 000 francs pour le coupé et 2 500 000 francs pour le cabriolet ; Il n’est donc guère étonnant que leur production soit restée des plus confidentielles.

Au moment de la présentation de ces versions à deux portes de l’Hotchkiss Grégoire, leur concepteur dévoile également le prototype de la Socéma-Grégoire, la première voiture française équipée d’un moteur à turbine. Celui-ci a été conçu par la Socéma (Société de Construction et d’Equipements Mécaniques pour l’Aviation). Si la mécanique qui l’équipe est aussi avant-gardiste qu’inédite, la Socéma-Grégoire reprend aussi un certain nombre d’éléments empruntés à l’Hotchkiss Grégoire, notamment en ce qui concerne les trains roulants. Sur le plan aérodynamique, ce coupé futuriste revendique un bilan remarquable avec un Cx de seulement 0,19. En ce qui concerne l’esthétique, si la parenté avec l’Hotchkiss Grégoire apparaît assez évidente (notamment avec la version coupé), les lignes de la Socéma apparaissent cependant, ici, à la fois plus travaillées mais aussi plus modernes et aussi plus réussies que celles de son aînée. Ce qui fait d’autant plus regretter que l’Hotchkiss Grégoire n’ait pas été commercialisée sous cette forme dès sa présentation au public en 1950, ou, à la rigueur, que Grégoire et le bureau de style de Hotchkiss n’ait pas eu l’opportunité  de s’en inspirer pour une version modernisée de cette dernière. Car ce remaniement esthétique, en gommant ce qui représentait l’un des principaux défauts du modèle, lui aurait probablement permit de connaître un meilleur succès.

La production de l’Hotchkiss Grégoire ne fut jamais rentable pour Hotchkiss, le constructeur de Saint-Denis perdant même environ un million de francs  sur chaque voiture vendue. La complexité de la réalisation de la structure en alliage léger (un point essentiel qui faisait toute la particularité technique de la voiture et sur lequel Grégoire n’avait pas voulu transiger) engendra rapidement des retards importants dans les délais de fabrication et de livraison, sans compter que ces problèmes firent aussi augmenter fortement le prix de revient et donc de vente de la Grégoire ; Il n’y eut d’ailleurs jamais de véritable production en série, à cause des nombreux problèmes en tous genres, qui furent rencontrés, presque à tous les stades de production, les ouvriers se virent obligés de procéder à de nombreuses modifications et améliorations pour tenter de corriger les défauts de fabrication. Avec pour résultat qu’il n’y avait quasiment aucune voiture identique aux autres. Chaque exemplaire étant souvent en grande partie, construit ou fini à la main. Au total, l’Hotchkiss-Grégoire n’aura été construite qu’à 247 exemplaires dont 7 coupés et 7 cabriolets.

HOTCHKISS-GREGOIRE – Un rêve d'ingénieur.

Au printemps 1954, Hotchkiss fusionne avec la firme Delahaye. Peu de temps après, les actionnaires du constructeur de Saint-Denis décident le limogeage de Maurice de Gary, qui représentait le principal soutien de Grégoire au sein de la firme et qu’ils jugent donc, en conséquence, responsable de la situation financière catastrophique dans laquelle l’entreprise s’est retrouvée plongée la marque Hotchkiss par l’échec commercial cinglant subie par l’Hotchkiss Grégoire et des pertes abyssales que celui-ci a engendré pour le constructeur. Le nouveau PDG de Hotchkiss, Paul Richard, et les actionnaires de la firme décident alors, la même année, d’abandonner la production automobile. Celle des Hotchkiss Anjou à moteur six cylindres a déjà été abandonnée l’année précédente, celle de la version à quatre cylindres cessants, elle, au même moment que celle de la Grégoire. Si la marque sera encore présente au Salon de Paris en octobre 1954, les modèles qui y seront exposés resteront toutefois à l’état de prototypes.

Après ce qui sera la dernière participation de la firme de Saint-Denis à un Salon automobile, en tout cas en tant que constructeur de voitures de tourisme, l’entreprise se reconvertira dans la production dans la production de véhicules tout-terrain ainsi que de l’armement et la production d’engins militaires.

Malgré ce sérieux et cinglant revers, l’ingénieur Grégoire tentera, peu de temps après, de produire, sous son nom, un modèle de grand tourisme reprenant la base technique de l’Hotchkiss Grégoire. Baptisé Grégoire Sport, ce modèle sera habillé d’une carrosserie aux lignes assez plaisantes dues au styliste Carlo Delaisse et proposé d’abord en cabriolet et ensuite également en version coupé. Comme pour les versions deux portes de l’Hotchkiss Grégoire, les carrosseries de la Grégoire Sport seront réalisées par les ateliers de Henri Chapron à Levallois. Sous le capot, le moteur quatre cylindres à plat de 2,2 litres développe ici 125 chevaux grâce à l’adjonction d’un compresseur.

Toutefois, depuis la rupture du contrat et donc des liens entre Grégoire et Hotchkiss, des problèmes importants vont rapidement se poser à l’ingénieur pour la promotion ainsi que la production de sa nouvelle création. N’ayant jamais été un véritable constructeur, Jean-Albert Grégoire ne dispose donc donc d’aucun réseau commercial pour vendre sa voiture. Rien qu’à cause de cela, les perspectives d’avenir commercial pour la Grégoire Sport semblent, dès le départ, fort limitées. L’ingénieur ne pouvant, dès lors, guère compté que sur ses amis et relations au sein du monde automobile pour espérer pouvoir vendre son modèle de grand tourisme. En plus de cela, conséquence de ses méthodes de travail manuelles et fort traditionnelles auxquelles il reste encore attaché, les carrosseries réalisées par Chapron, sont, là aussi, vendues à des prix prohibitifs.

Si Grégoire espérera, pendant un temps, pouvoir vendre son cabriolet grand tourisme aux Etats-Unis, ce projet tournera rapidement cours. Malgré le soutien de l’écrivain Françoise Sagan, qui assurera la promotion de la voiture en posant à ses côtés pour les photos publicitaires et aussi en faisant l’acquisition de l’unique exemplaire du coupé Grégoire Sport à avoir été construit. La production de celle-ci se limitera, en tout et pour tout, à moins d’une dizaine d’exemplaires. Après ce projet avorté, Jean-Albert Grégoire ne réussira  jamais plus de produire une automobile portant son nom.

S’il continue ardemment ses travaux et travaillera encore sur de nombreux projets de toutes sortes, il semble bien, en tout cas et à en juger a posteriori, que son « âge d’or » soit derrière lui. Le dernier projet d’envergure sur lequel il travaillera pour le compte d’un grand constructeur sera la suspension Aérostable pour la Régie Renault ; Par la suite, il s’intéressera aussi au concept des véhicules électriques et réalisera plusieurs prototypes équipés de ce mode de propulsion, bien avant que les modes de transport écologiques ne deviennent à la mode. Il se retirera par la suite à Neuilly-sur-Seine, où il décédera en août 1992 à l’âge de 93 ans.

Texte Maxime Dubreuil

Photos droits réservées

D’autres histoires https://www.retropassionautomobiles.fr/2020/11/jide/

Découvrez notre chaîne Youtube https://www.youtube.com/channel/UC_MGHISuorUkKNcKJ9LWCUQ?view_as=subscriber

4 Commentaires

  1. Petite précision : Si la jeune écrivaine Françoise Sagan soutint Grégoire en posant pour des photos avec l’unique coupé Grégoire Sport l’explication en est simple, c’est tout simplement parce que son père, Pierre Quoiriez, était un industriel important en relation d’affaires avec Grégoire. Mais, à mon avis, il est faux d’affirmer qu’elle fit l’acquisition de cet unique coupé (d’autant qu’elle avait une passion pour les cabriolets). Il ne faut pas tomber dans la manie (dans le piège) que certains rédacteurs – peu soucieux d’aller aux sources – ont d’attribuer à une personne célèbre la propriété d’une voiture lorsqu’elle est photographiée avec elle (souvent pour des fins publicitaires).

    PS : Mon grand-père a bien connu, en relation d’affaires, le père de Françoise Sagan.

  2. Rouler avec une de ces rares autos apporte des satisfactions multiples.
    Celle de se déplacer dans un jalon de l’Histoire Automobile, celle de profiter d’un aspect totalement hors des normes, celle de rouler fiable aussi.
    Car c’est une chance avec ce dernier modèle où semble t’il les défauts de jeunesse ont été revus. Aucune panne en 45 ans d’utilisation.
    Effectivement à l’opposé des Hotchkiss classiques dépassées.
    Sans soucis dans la circulation actuelle, tenue de route, freinage puissant.
    C’est la 747, dernière construite chez l’ingénieur Grégoire à Asnières, non pas à st Denis.
    Equipée de deux moteurs, un à compresseur Constantin et un Sport à deux carbus. Elle fut utilisée chez lui au printemps 1954 pour l’étude d’une motorisation plus puissante, que l’on retrouvera sur la Grégoire Sport. J’utilise le Sport qui doit faire 105cv. Dixit Grégoire lui même que j’ai visité deux fois. Elle est de sa couleur favorite : Champagne!.

  3. Beau texte mais une grosse erreur sur le Cx. De très nombreuses documentations, ainsi que les mesures rapportées par son concepteur lui-même dans ses livres techniques, donnent un Cx (coefficient de traînée dans l’air) de 0,21 et non de 0,50. Pour comparaison, les meilleures carrosseries de Citroën (GSA, par ex.) n’ont jamais pu descendre le Cx en dessous de 0,31.

    J’ai eu le plaisir de rouler (en tant que passager il est vrai) quotidiennement pendant 20 ans dans une berline. Un souvenir parmi d’autres : grâce à son centre de gravité très bas et sa très bonne suspension, sa tenue de route était exceptionnelle et, sur des routes de montagne, presque toutes les voitures sportives des années 1980 (pourtant bien plus puissantes) étaient distancées lorsque les virages étaient serrés.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici