LUC COURT – Un Lyonnais injustement oublié.
C’est en 1862, en plein coeur du Second Empire, gouverné par Napoléon III, donc, dans la ville qui est considérée par les historiens comme « la capitale des Gaules », c’est-à-dire à Lyon, que Luc Court voit le jour. En 1883, à l’âge de vingt-et-un ans, son diplôme de l’Ecole Centrale de Lyon en poche, il se lance alors dans la vie active en travaillant dans la papeterie. Neuf ans plus tard, en 1892, il devient son propre patron lorsqu’il créée son entreprise, Luc Court et Cie, laquelle fabrique alors des accumulateurs. Au fil des années, l’activité de l’entreprise se diversifie dans la production d’autres appareils électriques, tels que des moteurs à courant continu, des dynamos ainsi que des transformateurs. La « fée électricité », ainsi qu’elle est familièrement surnommée à l’époque, commençant alors à se propager aux quatre coins de l’Hexagone et ne manquant pas de prendre très vite conscience de l’importance du marché que cela représente, Luc Court participera activement à l’électrification d’un certain nombre de villes (plus ou moins importantes suivant les cas) dans le sud de la France.
L’entreprise portant son nom ne va, toutefois, désormais, plus se limiter aux seuls appareils électriques. Comprenant également que les systèmes mécaniques et/ou électriques ne tarderont pas à remplacer, en grande partie, les bras humains pour les travaux les plus pénibles (telle que la manipulation de charges et d’objets lourds et/ou encombrants), il conçoit aussi, à la même époque, des monte-charges, des ponts roulants, des treuils de levage, des palans à chaîne ou à câble. Parallèlement à tout cela, comme un grand nombre de ses contemporains, le Lyonnais se montre fort intéressé par le développement rapide que connaît une industrie naissante : celle de l’automobile. Ne mettant guère longtemps, là non plus, à en pressentir le potentiel de celle-ci, il conçoit et dépose alors plusieurs brevets pour des systèmes de changements de vitesses.

S’il se « contente » donc, dans un premier temps, d’être ce que l’on appellerait aujourd’hui un « équipementier automobile », au vu de la personnalité de Luc Court, il ne pouvait sans doute se contenter très longtemps de ce statut. Très vite, naîtra alors la tentation de « franchir le pas » et donc de devenir, à son tour, constructeur d’automobiles, va naître dans son esprit. Le premier projet sur lequel lui et ses ingénieurs travaillent, celui d’une voiture électrique (un choix qui apparaissait, somme toute, assez logique, étant donné que sa société est spécialisée, entre autres, dans les appareils électriques) sera, toutefois, un « coup d’épée dans l’eau ».
C’est après la mise au point (suivie de la dépose du brevet) pour un moteur bicylindre à essence que leur nouvelle tentative sera, cette fois, la bonne et que la première automobile à porter le nom de Luc Court voit le jour en 1899. Comme un certain nombre des premières voitures réalisées à l’époque, elle se présente sous la forme d’une sorte de « calèche » découverte avec deux banquettes en vis-à-vis. A une époque où la circulation automobile était presque inexistante (ou, tout du moins, fort marginale) y compris dans les centres des grandes villes, cette disposition (héritée des véhicules hippomobiles) ne posait guère de problèmes pour la conduite d’une automobile (surtout au vu de la vitesse encore assez faible que celles-ci pouvaient atteindre).
Cette première voiture créée par Luc Court n’étant encore, cependant, qu’une sorte de « prototype », avant que le modèle de série ne soit, finalement dévoilé au début de l’année suivante. Recevant la dénomination V2 (en référence à son architecture mécanique*), ce premier modèle de la firme saura rapidement démontré sa robustesse et ainsi que sa fiabilité technique. Après le Type V2, la gamme s’élargit progressivement, dans les années qui suivent, avec de nouveaux modèles plus puissants allant jusqu’à 20 HP.
Parallèlement à cet élargissement du catalogue, se développe également l’engagement de la firme en compétition, laquelle est alors quasiment incontournable pour tous les constructeurs (et en particulier pour les nouveaux venus) qui souhaitent bâtir (ou maintenir) leur réputation. Même si l’engagement de Luc Court n’est peut-être pas aussi important que celui de la plupart des autres constructeurs français (en particulier ceux installés en région parisienne) et se concentre, pour l’essentielle, dans les épreuves régionales qui se déroulent dans la région lyonnaise. Ce qui, en tout état de cause, n’empêchera pas les modèles produits par Luc Court d’engranger un certain nombre de trophées dans des courses prestigieuses. A l’image de celles qui se déroule au Mont Ventoux en 1902, où l’une de ses voitures parviendra à la troisième place dans la catégorie Voitures Légères. Lui-même sportif dans l’âme, le fondateur de la firme n’hésitera pas, lorsque l’occasion se présentera, à prendre lui-même le volant des automobiles qu’il a créée, comme en 1903, lors de la Course de côte qui se déroule à Laffrey, près de Grenoble.

Outre la compétition, c’est aussi à travers ses participations dans les concours d’élégance que la firme va construire sa renommée. D’autant que, dans la seconde moitié des années 1900, la gamme se développe vers le haut et que le modèle le puissant de la marque atteint désormais les 40 HP. Comme quasiment tous les constructeurs automobiles dans la France de la Belle Epoque, Luc Court ne vend alors ses automobiles que sous la forme de châssis, qui sont ensuite confiés par leurs acheteurs à des artisans-carrossiers, le plus souvent lyonnais. Lesquels (comme avec ceux des modèles des autres constructeurs locaux : Berliet, Cottin-Desgouttes et Rochet-Schneider) sauront prouver que leur talent n’avait, souvent, rien à envier à celui de leurs confrères parisiens. Habillé par les meilleurs faiseurs de Lyon, une Luc Court 30 ou 40 HP tn’a rien à envier, de par sa taille comme son élégance, à une Delaunay-Belleville (pour citer la firme qui, dans ces années de la Belle Epoque, faisait alors figure de référence en matière de prestige automobile français).
Le catalogue de la firme débutant, en entrée de gamme, avec un modèle bicylindre de 10 HP, suivi de trois autres à quatre cylindres. Si, du point de vue de l’esthétique, les Luc Court ne se différencie guère de leurs concurrentes ou des autres voitures françaises de l’époque en général, s’agissant de leur fiche technique, en revanche, elles présentent un certain nombre d’innovations assez singulières, que beaucoup de leurs rivales, pourtant produites par des constructeurs de plus grande taille, mettront parfois longtemps à adopter.
En 1908, alors que l’entreprise change de raison sociale (le nom officiel de la marque devenant, à présent, la Société Anonyme des Anciens Etablissements Luc Court et Compagnie), celle-ci décide de donner une nouvelle orientation commerciale à sa production automobile, en abandonnant la production des imposantes 30/40 HP pour se focaliser sur celle de modèles destinés à une clientèle plus large. En parallèle, Luc Court souhaite désormais pouvoir vendre ses modèles au-delà des frontières de l’Hexagone, notamment au sein des colonies françaises. C’est ainsi que l’un des premiers concessionnaires (ou succursales, comme l’on disait encore à l’époque) situés hors de France ouvrira ses portes à Alger. L’Algérie devenant, d’ailleurs, rapidement l’un des marchés d’exportation les plus prospères pour la marque, non seulement pour ses voitures, mais aussi (et surtout) pour ses utilitaires (qu’il s’agisse des autocars comme des poids lourds).

Une première tentative de se lancer sur le marché des camions aura lieu en 1908, mais celle-ci avortera, toutefois, assez rapidement, face à la concurrence d’un autre constructeur lyonnais, Berliet. Lequel est déjà devenu un « poids lourd » sur le marché local (aussi bien s’agissant de celui des automobiles que des utilitaires de fort tonnage). Sans compter la concurrence d’une autre firme voisine, Rochet-Schneider, laquelle est, elle aussi, fort active dans ces deux secteurs. Ce qui, évidemment, ne facilite pas la tâche de Luc Court, qui ne décourage pas pour autant et décide d’investir une autre catégorie où ses deux concurrents sont beaucoup moins actifs : celui des véhicules de livraison légers. A partir de 1912, ce dernier proposera ainsi plusieurs modèles, avec une charge utile allant de 1 200 à 1 800 kg, lesquels connaîtront, dès leur lancement, un succès fort appréciable, non seulement auprès de la clientèle visée, mais également auprès de l’Armée française. Laquelle passe aussi commande d’un grand nombre de groupes électrogènes, l’activité originelle de la firme et dont celle-ci poursuit toujours la fabrication, parallèlement à celle des voitures et des utilitaires.
A l’image de tous les constructeurs français produisant des poids lourds et dont la production constitue l’une des activités principales, le déclenchement de la Première Guerre mondiale va donner une forte impulsion à celle-ci, où, sur le front, les véhicules produits par Luc Court sauront largement faire leurs preuves, que ce soit pour acheminer les hommes comme les armes et les munitions sur les champs de bataille. Ce qui, outre le fait de développer fortement ses activités dans ce domaine, fortifiera et augmentera, même, de manière importante sa réputation en tant que constructeur d’utilitaires.
En conséquence, après la signature de l’armistice en novembre 1918 et la fin du conflit, c’est donc, assez logiquement, à ceux-ci qu’est donnée la priorité lors du retour à la vie civile. Si la production des automobiles reprend également, en parallèle, celle-ci n’occupe plus, cependant, qu’une place « secondaire » au sein des activités de l’entreprise. Des modèles de la gamme de voitures d’avant-guerre, seul le Type H4, apparu en 1910, est conservé. Même si l’offre se voit complétée par un nouveau modèle, le Type HR, lui aussi équipé d’un quatre cylindres, la production de celui-ci restera, cependant, fort limitée.

Il est vrai que sa cylindrée assez imposante le range dans la catégorie des voitures de luxe. Or, si, avant la guerre de 1914 – 1918 (et surtout avant 1910), l’architecture à quatre cylindres était, le plus souvent, réservées aux voitures de prestige, après celle-ci, ces dernières reçoivent, désormais, presque toutes des motorisations à six (et, bientôt, à huit cylindres. Autant dire que, de ce point de vue et dès sa présentation, la nouvelle Luc Court Type HR apparaît déjà, aux yeux de certains, quelque peu « anachronique ».
Par rapport à sa version d’avant-guerre, le Type H4, de son côté, se voit, néanmoins, sensiblement modernisé, avec un moteur équipé, à présent, d’une culasse détachable, d’un système d’éclairage ainsi que d’un démarreur électrique. Après avoir reçu une nouvelle distribution entièrement culbutée, avec, donc, non seulement, avec les soupapes d’admission, mais aussi celle d’échappement placées en tête de la culasse, et non plus en position latérale, comme cela était le cas jusqu’à présent, il bénéficie également d’un arbre à cames en tête. Rebaptisé alors H4S en 1925, lorsqu’en 1927, il est choisi de déplacer l’arbre à cames plus bas dans le carter, cette modification mécanique justifier (à elle seule), aux yeux du constructeur, un nouveau changement d’appellation, puisque celui-ci reçoit la nouvelle dénomination Type H4S2.
Bien que le bloc moteur conserve les cotes identiques à celui de la version originelle, il s’agit, toutefois, probablement, du seul point qu’elle conserve avec cette dernière. Luc Court avait sans doute eu raison de privilégier la production des véhicules utilitaires, qui, dans le nouveau contexte dans la France des années 1920, va se révéler nettement plus lucrative pour les constructeurs « régionaux ».

Néanmoins, sur le marché automobile, en revanche, la firme va, progressivement se marginaliser. Ceci, autant par sa nouvelle politique du modèle unique (un choix ait sans doute été dicté, avant tout, par des moyens très loin d’être comparables à ceux dont disposent ces derniers) que par le fait qu’elle reste, sur de nombreux points, attachée à des méthodes de fabrication artisanales. Lesquelles commencent à apparaître quelque peu désuètes en comparaison de celles qui sont maintenant employées par Citroën, Peugeot et Renault. Luc Court lui-même ayant, déjà, probablement conscience que la pérennité de l’entreprise qu’il a fondée passera par les fourgonnettes, poids lourds et autocars qui, de leur côté, sont toujours fort appréciés.
La crise économique qui ravage l’économie des pays occidentaux au début des années 1930 n’arrange, évidemment, pas la situation et nombreux seront les petits et moyens constructeurs (en France comme ailleurs) à devoir mettre la clé sous la porte. Si Luc Court parvient à en réchapper, cette nouvelle situation, aussi morose qu’incertaine en ce qui concerne l’avenir, l’amène, en 1933, à faire une croix sur son activité en tant que constructeur automobile. Même si celui qui aura donc été l’ultime modèle de voiture de tourisme produit par la firme lyonnaise, le Type H4S2, continuera à être mentionné au catalogue du constructeur et restera (théoriquement) disponible à la vente durant encore trois ans, jusqu’en 1936. Une poignée de clients fidèles de Luc Court lui demeureront, en effet, fidèles jusqu’à la fin, ayant sans doute à coeur de manifester ainsi leur attachement à leur « identité lyonnaise ».
Le constructeur se recentrant alors sur la production des utilitaires légers et des poids lourds. Bien que Luc Court ait, officiellement, pris sa retraite en 1935, à 73 ans, il continuera, cependant, à rester impliqué dans les activités de la société qu’il avait fondée à la fin du 19e siècle.
Si beaucoup l’ont oublié ou l’ignorent tout simplement, Luc Court fut pourtant le premier constructeur français à produire un camion à moteur Diesel (de sa conception, qui plus est, la firme déposant d’ailleurs plusieurs brevets suite aux travaux qu’elle a effectués dans ce domaine). Une motorisation qui, en outre, pourra s’enorgueillir d’être équipé d’une alimentation à injection directe et d’afficher des performances supérieures à celles de la plupart des autres moteurs Diesel de l’époque. La présentation de ce nouveau camion (qui reçoit la dénomination MC4) va permettre, grâce à son succès commercial, d’apporter au constructeur une nouvelle prospérité, que celui-ci n’avait plus connue depuis un certain nombre d’années. Ainsi que de revoir entièrement sa gamme d’utilitaires en tous genres, même s’il est vrai que la plupart des changements les plus importants concernant l’aspect esthétique, avec de nouvelles carrosseries redessinées, au style plus moderne et, donc, plus valorisant pour leurs utilisateurs.
Ce qui aurait, dès lors, pu devenir un nouvel âge d’or pour la firme lyonnaise ne sera, malheureusement pour elle, qu’un « feu de paille », tout s’arrêtant brutalement avec l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale. Après la défaite de 1940, Luc Court prend rapidement la décision, claire et ferme, de refuser toute forme de collaboration avec l’occupant nazi (une attitude fort digne… que tous les constructeurs, qu’il s’agisse de véhicules utilitaires et/ou d’automobiles n’auront toutefois pas). Il préfère, dès lors, laisser son usine à l’abandon plutôt que de livrer le moindre véhicule ou moteur à l’armée allemande. Malheureusement pour lui, il n’aura pas l’occasion d’être remercié pour sa conduite ni, même, de voir la fin de la guerre. Déjà âgé et malade, il décédera en janvier 1942, à l’âge de 79 ans.
Si, après la Libération, son fils Paul tente de relancer l’entreprise familiale, le nouveau contexte (aussi bien sur le plan social qu’économique et industriel) de l’après-guerre n’est plus de tout le même qu’avant celle-ci. Outre la pénurie en matières premières à laquelle doivent faire face tous les constructeurs français s’ajoutent aussi les difficultés auxquelles la firme se trouvait déjà confrontée avant le conflit, mais que la guerre et l’occupation ainsi que le contexte incertain et morose de ces premières années de paix n’ont fait qu’accentuer. Même dans ses meilleures années, Luc Court n’a jamais pu atteindre l’envergure de son puissant voisin Berliet (et en fut, même, assez loin). Les besoins importants en matière de véhicules utilitaires afin de reconstruire le pays auraient pourtant, pu permettre à l’entreprise de se relancer à nouveau. Mais le manque de matériaux comme l’acier (qui, en conséquence, sont contingentés et distribués au compte-goutte) ainsi qu’un outil de production de taille insuffisante et devenu obsolète vont rendre difficiles (voire incertaines) les chances du constructeur d’assurer sa pérennité.
En outre, la société ne figure pas parmi les constructeurs repris au sein du Plan Pons, ce qui aurait, ainsi, pu lui accorder des facilités importantes pour l’obtention des matières premières nécessaires à la reprise de ses activités. Les organisateurs de ce plan de réorganisation de la fabrication des voitures et des camions (mis en place à la Libération et qui restera en application jusqu’en 1949) ayant, manifestement, estimé (à juste titre, probablement) que la taille, plutôt faible, comme l’état de santé, assez précaire, de l’entreprise Luc Court ne lui permettait d’assurer d’honorer les commandes qui lui seraient éventuellement passées (aussi bien par des entreprises privées que par les pouvoirs publics).
Paul Court devant, ainsi, se contenter de relancer la production du Type MC4 (dans une version sensiblement modifiée, baptisée DG), auquel s’adjoint un autre modèle de camion, le Type LC2, tous deux motorisés par le moteur Diesel conçu par Luc Court juste avant la guerre et proposé en camion ou en autocar. Les capacités de production assez limitées de l’entreprise ne permettant, toutefois, guère d’en produire plus d’une quarantaine d’exemplaires par an.

Même si l’étude sur l’amélioration du moteur Diesel « maison » se poursuit et que deux nouvelles versions de celui-ci seront présentées au début de l’été 1950, en décembre de la même année, Paul Court doit finalement se rendre à l’évidence : Il n’aura pas la possibilité de faire perdurer l’oeuvre et donc l’entreprise fondée par son père et décide donc de baisser le rideau. La production des deux derniers modèles d’utilitaires de la marque est alors arrêtée, même si l’usine lyonnaise poursuivra encore ses activités, s’agissant du service après-vente et de l’entretien des véhicules qu’elle a produit jusqu’en 1952.
La société Luc Court continuera pourtant d’exister durant encore une vingtaine d’années, poursuivant la fabrication de ponts roulants ainsi que de palans électriques (deux des activités originelles de l’entreprise avant celle des automobiles et des utilitaires et que celle-ci n’avait jamais abandonné). Après la fermeture de l’usine de Lyon, celle-ci déménage alors à Villeurbanne, où elle poursuivra ses fabrications dans ce domaine jusqu’au début des années 70.
Philippe ROCHE